15 Apr
15Apr

Ouvrir un tel dossier dans un numéro spécial du Mouvement Social prend acte de la transformation des paradigmes dominant nos sociétés contemporaines. Produit de plusieurs filiations historiographiques, l’histoire sociale a été nourrie depuis la fin du xixe siècle par les réflexions problématiques d’un monde intellectuel et militant désireux de collaborer à la résolution de la « question sociale », déclinée autour des qualificatifs « ouvrier » et « populaire » mais également, dans le cas français, à partir des modèles sociologiques de la charité leplaysienne ou du solidarisme durkheimien. Avec la crise des modèles nationaux et des États-Providence face aux phénomènes de globalisation et de mondialisation, les paradigmes se sont transformés. Les recherches de sciences sociales comme la société ont interrogé les manières de concevoir une gouvernance mondiale [1]. L’une des conséquences est la métamorphose partielle de la vieille « question sociale » en « question humanitaire ». Des catastrophes naturelles (tsunami de 2004), des crises alimentaires (famines au Niger en 2005), des conflits armés (massacres au Darfour en 2007) mais également des « fiascos » retentissants (Arche de Zoé en 2007) ne cessent d’illustrer ce nouveau paradigme « humanitaire » qui mobilise désormais les sociétés occidentales. Il y a là un sujet neuf que les sociologues et politistes ont commencé à défricher pour en faire un espace problématique reconnu. Le regard rétrospectif devient désormais une nécessité et des ouvrages récents d’acteurs, médecins ou avocats, invitent la communauté historienne à appréhender l’objet dans toute sa profondeur historique [2].


Devenu un fait social majeur, largement médiatisé, fortement mobilisateur dans les nouvelles formes d’engagement et les masses financières qu’il suscite, l’humanitaire semblerait pour partie répondre à la crise que rencontre le champ du politique à la fin du xxe siècle. Il proposerait, en sus de l’empathie, des modes d’action concrets, rapides et accessibles, du simple don à l’engagement associatif de long terme ou à l’expatriation. Pour autant et paradoxalement, le phénomène reste pour le moins mal défini et méconnu. Son succès remonterait aux années 1970 ; il serait même un « héritage de 68 », puisant ses ressources idéologiques dans la pensée libertaire et d’extrême gauche, à l’image de certaines de ses icônes dans le paysage français comme Rony Brauman ou Bernard Kouchner [3]. Alors qu’il désignait à l’origine la gestion des actes de secours envers les victimes de guerre, son sens s’est progressivement étendu, produisant une catégorie « attrape-tout » à connotation positive, pouvant désigner la moindre action de solidarité sur le territoire national comme à l’étranger. Il se confondrait avec l’histoire du xxe siècle.


Ses racines n’en puisent pas moins dans le terreau du siècle précédent. Les dictionnaires et encyclopédies mentionnent le terme comme un « néologisme » dont la définition se saisit mal. On le repère dans les discours philanthropiques du premier xixe siècle, évoquant l’essence de la fraternité et de l’universalité, signifiant d’abord ce qui vise au bien de l’humanité, pour ensuite adopter une qualification plus péjorative [4]. Vers 1873, Pierre Larousse ne connaît pour la langue française que l’adjectif et lui attribue des sources philosophiques proches de la pensée humaniste [5]. Le concept est déjà nébuleux : le lexicologue français est nourri par la littérature qui a usé de ce mot à connotation universaliste, durant le premier xixe siècle, pour justifier le combat en faveur de l’abolition de l’esclavage ; il n’ignore pas non plus le relais pris par la médiatisation des opérations militaires de Crimée en 1854, appelant des interventions d’urgence pour faire face à un désastre sanitaire ; enfin, il sait combien le succès que rencontre depuis 1862 le livre d’Henry Dunant sur les horreurs de la bataille de Solférino (1859) est à l’origine de la création d’un Comité international de secours aux blessés (1863), préfigurant l’organisation internationale des Croix – et Croissants – Rouges. L’humanitaire devient alors un élément constitutif du processus de civilisation des sociétés industrielles : déploiement d’aides d’urgence, création d’organisations, érection d’un droit international, codification des usages de la guerre.


Cinq clefs de lecture

Plus largement, on peut y trouver aujourd’hui au moins cinq clefs de lecture, constituant autant d’axes problématiques et de champs de recherche sur l’histoire du xxe siècle.


La première renvoie à la problématique des cultures de guerre. Dans la filiation des origines du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), l’humanitaire est inséparable de l’histoire des conflits armés entre nations qui s’insère à la fois dans une approche en termes de relations internationales, dont la finalité demeure la construction de la paix au moyen de l’édification de traités, et dans une réflexion sur le sort des combattants. Si des trêves entre belligérants sont organisées dès l’Ancien Régime et si dès 1860 des missions d’interposition sont menées au secours des Maronites de Syrie [6], la guerre franco-allemande de 1870 permet la prise de conscience de l’efficacité potentielle des Croix-Rouges, avec en particulier les mobilisations anglaise et allemande [7]. Dans le présent numéro l’article de Rebecca Gill, consacré aux origines des secours de guerre au Royaume-Uni, analyse les divergences dans les motifs d’intervention des acteurs de terrain, Croix-Rouge et Quakers, et souligne leur travail pour constituer le secourisme en champ professionnel reposant sur une revendication de neutralité et d’impartialité – ce qu’elle appelle un « nouvel ethos humanitaire de compassion rationnelle ». Celui d’Ann Marie Wilson fait pendant pour les mobilisations américaines contre les massacres d’Arméniens dans les années 1890, montrant l’intrication des motifs humanitaires, religieux et politiques, poursuivis par des groupes aux objectifs différents mais engendrant pour la première fois une action d’ampleur du Congrès au nom de la défense de la « civilisation chrétienne ». En inaugurant la guerre totale, le conflit mondial de 1914 offre ensuite à l’humanitaire un moyen exceptionnel de visibilité et d’efficacité [8] : le CICR contribue à faciliter les liens entre les captifs et leurs familles, de nouvelles catégories apparaissent avec la mise en œuvre d’un accompagnement auprès des populations civiles déplacées [9]. Ces modes d’intervention deviennent cruciaux durant la Seconde Guerre mondiale ; la Croix-Rouge accroît considérablement ses effectifs et ses secours mais reste profondément démunie face au génocide juif et à l’extermination des populations tziganes [10]. L’article de Sébastien Farré et Yan Schubert, consacré à la visite du délégué Maurice Rossel en juin 1944 à Theresienstadt, appréhende sous un jour nouveau cette difficulté du CICR à analyser la situation et adapter ses actions. Face aux totalitarismes du xxe siècle, l’humanitaire doit alors être repensé radicalement. Au second xxe siècle des associations, souvent d’origine anglo-saxonne et se voulant d’essence « non-gouvernementale », se distinguent par les fonds qu’elles recueillent, les actions qu’elles mènent et les personnels qu’elles attirent ; leur histoire est déterminante pour saisir l’ampleur d’une mobilisation qui ne cessera plus, de la Grèce à l’Algérie, du Biafra au Cambodge, de la Somalie au Kosovo.


Ces nouvelles ONG permettent de mettre l’accent sur une deuxième clef de lecture connexe, une histoire des catastrophes et de leurs victimes nécessitant des interventions d’urgence [11]. Si les faits de guerre génèrent des conséquences dramatiques pour les populations civiles et militaires, les risques naturels peuvent eux aussi présenter un coût élevé en vies humaines. Grâce à une médiatisation accrue, inondations, séismes et éruptions volcaniques émeuvent les opinions publiques. Déjà dans les années 1820, la Société de la morale chrétienne lançait appels et collectes au secours des sinistrés [12]. Au second xxe siècle, la gestion de l’aide aux victimes est devenue une catégorie fondamentale de l’intervention humanitaire ; les catastrophes naturelles mobilisent en particulier les énergies et savoir-faire des œuvres et institutions créées après 1945 – le Secours catholique intervient ainsi dès 1951 au secours des sinistrés avignonais et italiens [13], tandis que le Secours populaire se positionne également depuis 1959 sur ce terrain d’intervention [14].

L’œuvre de l’abbé Rodhain met en lumière une troisième clef de lecture plus large, appréhendant l’histoire de l’humanitaire sous l’angle du fait religieux. Cette histoire a en effet été largement façonnée en Occident par la pensée chrétienne, et ce doublement. D’abord, dans la solidarité nationale aux plus démunis [15] ; à la suite d’actions largement initiées par les protestants des pays anglo-saxons, des œuvres catholiques comme la Caritas en Allemagne ou les conférences Saint-Vincent-de-Paul en France adoptent dès le xixe siècle le discours humanitaire pour justifier et transformer leurs modes de lutte contre la pauvreté [16]. Aujourd’hui encore, la plupart des organisations humanitaires portent, explicitement ou plus discrètement, trace de leurs origines ou de leur proximité au religieux, ainsi Emmaüs dont l’article d’Axelle Brodiez analyse les générations successives de militants, montrant comment l’humanitaire dit « interne » constitue pour beaucoup, jusqu’aux années 1980, une concrétisation sociale de convictions confessionnelles. Mais le fait religieux est également nodal dans l’humanitaire international de développement, avec la transformation de l’ancien modèle missionnaire [17]. L’article de Guillaume Lachenal et Bertrand Taithe, recontextualisant le parcours du Dr Louis-Paul Aujoulat, insiste sur cette continuité profonde entre monde missionnaire et humanitaire médical, le travail du médecin catholique palliant aussi les limites de la pastorale missionnaire. Après-guerre, les orientations du Vatican se confirment, permettant la naissance de nouvelles institutions – ainsi Misereor en Allemagne ou en France le Comité Catholique Contre la Faim, devenu Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement [18]. Mais le poids du religieux doit aussi être recherché dans des organisations résolument laïques, ce que montre l’article de Johanna Siméant analysant les ONG comme des « entreprises de biens de salut » : l’humanitaire apparaît comme un moyen contemporain d’actualisation de dispositions religieuses ne reposant pas tant sur la foi que sur des pratiques vécues comme positives (don de soi, vie de groupe, entraide, ascétisme, confrontation à l’extrême, etc.) et ainsi réactivées. Enfin, l’humanitaire peut aussi être lu comme une forme d’expression de la laïcité, où peuvent se côtoyer respectueusement foi religieuse et engagement politique d’un nouveau type.


Car faire le choix de l’humanitaire, ce serait une certaine manière d’entrer en religion, mais aussi en politique. Dès les années 1930, l’utilisation de la pratique humanitaire par le conglomérat communiste montre la porosité entre les deux sphères. À partir de 1945, sur fond de décolonisation, de thématique du développement et des droits de l’homme, des humanitaires adoptent le Tiers Monde comme lieu privilégié d’intervention pour susciter des engagements fondés sur l’aide à l’émancipation et l’indépendance des populations colonisées. Une cause politique naît, largement orientée à gauche [19]. Puis se développent la lutte antiraciste et de nouvelles organisations « aux frontières de la politique », comme Amnesty international [20]. Des ONG se spécialisent dans le travail d’urgence là où les guerres font des ravages parmi les populations civiles, forgeant une « rhétorique de l’indignation » répondant à des idéaux internationalistes de plus en plus émoussés [21], et fournissant les cadres à un militantisme sans frontières [22]. Sur le terrain national comme international, l’humanitaire apparaît ainsi comme un processus de reconversion d’engagements [23] pouvant se muer en carrières professionnelles ; tandis qu’une fonction dirigeante dans ce milieu peut constituer une ressource efficace pour aboutir en politique. G. Lachenal et B. Taithe insistent ainsi autant sur le brouillage des catégories religieux / humanitaire que sur les processus de reconversion qui conduisent Aujoulat, à partir de 1945, à une carrière politique comme député, secrétaire d’Etat et ministre, enfin expert international ; de même, A. Brodiez montre combien l’engagement à Emmaüs, alors que l’humanitaire peut apparaître comme une idéologie neutralisée, peut se lire depuis les années 1970 comme un engagement politique en constante transformation.


Une dernière clef de lecture consisterait enfin à appréhender la culture internationale qui irrigue l’humanitaire. Dès le début du xixe siècle, des savoir-faire circulent de part et d’autre de l’Atlantique au sein des élites, dont il conviendrait d’entreprendre l’histoire sous l’angle du genre comme sous celui d’une histoire comparée de la philanthropie [24]. Depuis la naissance du CICR et la lente élaboration d’un droit international jusqu’au très politique « devoir d’ingérence », le mouvement qui porte ce champ s’est ensuite largement construit sur des réseaux internationaux : du Secours rouge international piloté depuis Moscou à Caritas internationalis expressément souhaitée par Rome, l’humanitaire constitue pour des États ou des institutions un moyen efficace, doté d’une forte légitimité, pour déployer des stratégies internationales [25]. Les figures et organisations humanitaires ont largement contribué à dépasser le concept de nation et à envisager des principes et des actions qui leur étaient supérieurs. Il y aurait là de quoi reprendre les réflexions et les espaces d’investigation qui relèvent de l’historiographie des relations internationales, mais aussi de la mobilité des compétences, des personnels et de la mobilisation des opinions. Ce dernier point renvoie en particulier au processus de médiatisation [26] : soulever l’émotion et mobiliser les médias, tels étaient déjà les objectifs que s’étaient assignés certains abolitionnistes ou Henry Dunant. La règle n’a pas changé : l’humanitaire a plus que jamais besoin des opinions publiques pour opérer, son histoire rejoignant en cela une histoire des grands médias et des cultures de masse. L’usage de l’image, de la photographie à la télévision, relève alors de la vigilance historienne, comme avec les innombrables clichés pris par les autorités militaires en temps de guerre ou ceux de Maurice Rossel placés en annexe de son rapport et qu’analysent S. Farré et Y. Schubert.


Eclairant ces diverses facettes d’un phénomène complexe, les articles proposés ici se répondent donc autant qu’ils se complètent, et visent à creuser le sillon d’un espace historiogaphique permettant de nouvelles approches.

Commentaires
* L'e-mail ne sera pas publié sur le site web.
CE SITE A ÉTÉ CONSTRUIT EN UTILISANT