16 Jun
16Jun


Le nom « humanisme » et l’adjectif « humanitaire » possèdent la même étymologie, qualifiant des actions, des organisations et un système qui agissent en faveur des plus défavorisés, au nom de la solidarité humaine. Parmi les acteurs humanitaires, on peut citer les États, les organisations non gouvernementales (ONG) [1], les agences internationales [2] et le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ces acteurs constituent aujourd’hui l’essentiel du système humanitaire international, avec des interactions complexes, que l’histoire du système humanitaire et ses évolutions permettent de décoder.


Des premières structures de solidarité internationale au premier système humanitaire international

Soigner les malades, les indigents et les victimes au sens large et alléger leurs souffrances sont des gestes de solidarité vieux comme l’humanité. L’histoire du système humanitaire international est beaucoup plus récente, puisqu’il naît en Europe pendant les guerres du XIXe siècle, avant de s’exporter très rapidement aux États-Unis à la suite de la guerre civile américaine (1861-1865). Il se renforcera par la suite tout au long des conflits et autres désastres du XXe siècle, pour finalement se mondialiser à la fin de ce dernier. Dans le sillon de l’humanisme des Lumières, la naissance et l’évolution du système humanitaire s’inscrivent dans l’histoire plus large des relations internationales. Celui-ci est influencé par les doctrines de l’internationalisme libéral et le néolibéralisme. De l’évolution du système westphalien des États jusqu’à l’émergence de l’économie-monde, le système humanitaire international connaît ensuite plusieurs crises et évolutions, jusqu’à son apothéose et impasse au début de notre siècle.

Les premiers actes de solidarité organisée prennent la forme d’aumônes et d’actions dites de philanthropie ou de bienfaisance. Ces actions furent longtemps le monopole des religions, de la tradition de la zakat dans l’islam à la charité chrétienne dans le catholicisme. Les premières structures de solidarité internationale furent donc confessionnelles, comme la création de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ou « hospitaliers » au XIe siècle. Il faudra attendre les horreurs de l’agression coloniale contre l’Algérie (1830) ou celles de la bataille de Solferino (1859) et la pensée humaniste de l’Émir Abdelkader et de l’homme d’affaires Henri Dunant pour que les fondements du droit international humanitaire soient posés et que la première organisation humanitaire laïque voie le jour : le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), fondé en 1863.

Les organisations laïques ne furent pas les seuls acteurs humanitaires à émerger en tant que tels au cours du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. Les États s’engagèrent eux aussi progressivement dans l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (Convention de Genève de 1864). Ils s’investirent également dans la coopération en matière de sauvetage et de secours publics (Congrès de Francfort, 1908) à la suite d’une série de catastrophes naturelles, dont le tremblement de terre en Jamaïque (1907). C’est donc au Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et aux États que revient la primauté de l’action humanitaire laïque au XIXe siècle. Ils définiront ainsi le premier système humanitaire international de l’histoire, dans lequel les ONG humanitaires du XXe siècle s’inscriront par la suite.

De l’émergence de la première ONG humanitaire internationale et laïque à la première crise du système humanitaire international

Tout au long du XXe siècle, les événements géopolitiques continuent à influencer de plus en plus le système humanitaire international. Ces liens sont d’autant plus évidents chaque fois que celui-ci est incapable de faire face à l’Histoire et d’accéder aux plus démunis. Ces événements critiques constitueront des jalons évolutifs, qui marquent systématiquement une transformation progressive du système par la crise et l’innovation.

« La première ONG humanitaire, transnationale » [3] et laïque fut ainsi créée en réponse aux atrocités de la Première Guerre mondiale : le Save the Children Fund (1919) s’affranchit des frontières des théâtres de conflits et des désastres dictés par les premières conventions de Genève et de la souveraineté des États en insistant sur le fait que tous les enfants, dont ceux des anciens ennemis, sont éligibles aux secours [4]. L’ONG Aide du peuple norvégien (NPA) naît aussi en 1939 comme un prolongement naturel du travail de plusieurs organisations norvégiennes pour soulager la souffrance humaine au cours de la guerre civile espagnole et de la guerre d’hiver en Finlande. Pour faire face à la famine en Grèce, causée par l’occupation militaire de l’Allemagne nazie et les blocus navals des États alliés, le Comité d’Oxford pour le soulagement de la faim (Oxfam) voit également le jour en 1942. En réalité, le système humanitaire international des États et du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge est alors loin d’être efficace : les premiers sont parties prenantes aux deux guerres et le second est une organisation mandatée et limitée par les premières conventions de Genève. Le CICR ne fit ainsi pas grand-chose, par exemple, pour sauver les prisonniers des camps de concentration et d’extermination du Troisième Reich.

Les États victorieux de la Seconde Guerre mondiale firent le constat de la défaillance du système humanitaire international. Ils décidèrent alors de capitaliser sur certaines expériences humanitaires de l’entre-deux-guerres : le Haut-Commissaire des réfugiés (HCR, 1920) devient alors l’Organisation internationale pour les réfugiés (IOR, 1947) puis le UNHCR (1951) et les agences humanitaires FAO, Unicef et OMS sont également créées (1945-1948). C’est le « début d’une période de préoccupation internationale sans précédent pour la protection des droits de l’homme » [5]. La signature de quatre conventions de Genève supplémentaires étend et renforce le droit international humanitaire et le mandat du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

De l’expansion des ONG humanitaires à la deuxième crise du système humanitaire international

Après le choc de la Seconde Guerre mondiale, le système humanitaire mondial est à nouveau mis à rude épreuve par les crises géopolitiques de la deuxième moitié du XXe siècle. Après 1945 s’ouvre une période florissante pour l’humanitaire. L’après-guerre est le temps de l’enthousiasme et de l’espoir d’un développement économique, politique et social égal pour toutes les nations. Les ONG laïques et confessionnelles connaissent un essor sans précédent : « presque 200 ONG sont créées entre 1945 et 1949, la plupart d’entre elles aux États-Unis » [6]. En 1945, 22 ONG se réunissent pour fonder CARE (Cooperative for American Remittances to Europe). Ensuite, la multiplication et le développement des ONG sont directement liés à la décolonisation : « Les compétences, le matériel et l’argent brandis par les ONG du Nord ont servi à compléter ceux des nouveaux gouvernements du Sud, dont beaucoup souffraient de ressources et d’infrastructures inadéquates après le retrait rapide des puissances coloniales » [7].

Mais le système humanitaire international est rapidement rattrapé par l’Histoire et les jeunes ONG humanitaires soumises à l’épreuve du feu dans l’une des plus épouvantables crises humanitaires de la deuxième moitié du XXe siècle : la crise du Biafra. La sécession de cette partie du Nigeria, en 1967, est alors présentée comme une guerre civile par l’Organisation des Nations unies (ONU). Le blocus du gouvernement nigérian provoque une crise humanitaire majeure au Biafra, amplifiée par l’incapacité d’accès aux populations pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, refusé par le gouvernement nigérian, et l’indifférence de la communauté internationale. Face à l’horreur de la famine, à l’irresponsabilité et l’inaction des États et à l’impuissance du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, des ONG humanitaires, parmi lesquelles Oxfam et CARE, ainsi qu’une coalition d’organisations confessionnelles (JointChurchAid), organisent un pont aérien humanitaire : 7 800 vols sont organisés pour secourir les populations au Biafra, 66 000 tonnes d’aide seront délivrées [8].

La guerre du Biafra ne fut pas seulement une « expérience formatrice dans l’humanitaire moderne » [9], elle « fut cruciale dans la formation d’au moins deux ONG : Concern et Médecins sans frontières »8 (1971). Cette nouvelle génération d’ONG se démarque de la précédente dans ses modes opératoires et dans ses principes, montrant la voie de l’innovation pour les « petites sœurs », qui ne tarderont pas à faire, elles aussi, du témoignage et du plaidoyer, voire de la dénonciation un axe central de leur développement, par opposition à la discrétion et au silence du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Des French doctors [10] à l’impasse syrienne

Les actions des ONG humanitaires s’intensifient encore pendant les famines des années 1980 et les guerres des années 1990. Dans leurs activités d’assistance et de secours, les ONG sont amenées à intervenir dans des secteurs et des zones géographiques où les gouvernements ne le peuvent pas ou ne sont pas opérationnels, devenant indirectement un vecteur du libéralisme : elles jouent alors un rôle de plus en plus essentiel en encourageant la participation et l’engagement de la société civile [11] ; à travers la dénonciation et le témoignage, elles « s’assurent que la politique des gouvernements ne soit pas mise en œuvre sur une population passive » [12]. Ce rôle sera à l’origine de nombreuses critiques, notamment de la part des islamistes, des socialistes ainsi que des tiers-mondistes [13]. L’instrumentalisation politique de l’aide humanitaire, entre fantasmes, réalité ou théorie du complot, commencera également à porter atteinte à la perception des ONG qu’ont les parties prenantes des conflits, et même les bénéficiaires.

À l’aube du génocide au Rwanda, en 1994, les ONG humanitaires sont omniprésentes dans le monde et très actives dans le système humanitaire international. L’horreur de ce tragique événement et les défaillances du système humanitaire conduiront à une nouvelle étape dans l’histoire de ce dernier, avec la naissance d’une série d’initiatives visant à améliorer les standards de l’action humanitaire des ONG (ALNAP, HAP, People in Aid, etc.). La plus importante de ces initiatives fut le Projet Sphère, qui publia un Manuel des standards minimaux et une Charte humanitaire en 1998, pour poser les bases d’une approche normative dont les bailleurs de fonds institutionnels furent et sont toujours demandeurs.

De ce fait, les ONG humanitaires, sous la pression des bailleurs de fonds institutionnels, se sont rapidement professionnalisées au tournant du millénaire, avec la création d’un véritable modèle économique néolibéral, qui maximise les impacts et minimise les risques, notamment les risques sécuritaires.

Les ONG humanitaires, déjà accusées de promouvoir l’internationalisme libéral du temps du rideau de fer, ne sont plus perçues comme neutres dans le monde post-mondialisé et la figure de l’humanitaire-sauveur est désormais devenue une cible politique banalisée. Depuis 2003, le nombre de violences à l’encontre des travailleurs humanitaires n’a donc cessé d’augmenter : « L’année 2013 a établi un nouveau record pour la violence contre les opérations humanitaires, avec 251 attaques distinctes affectant 460 travailleurs humanitaires. Parmi les 460 victimes, 155 travailleurs humanitaires ont été tués, 171 ont été grièvement blessés, et 134 ont été enlevés. Ce qui représente globalement une augmentation de 66 % du nombre de victimes depuis 2012. » [14]

C’est en 2011 que la crise la plus emblématique de l’histoire du système humanitaire international voit le jour : dans la vague des printemps arabes, la révolte en Syrie est réprimée dans le sang, plongeant le pays dans une guerre civile d’une violence inouïe : 4 millions de réfugiés et 7,6 millions de déplacés internes, selon le Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC), la plupart de ces derniers inaccessibles, même pour les ONG humanitaires. L’accès humanitaire est restreint par la violence des différentes forces en présence, mais également auto-restreint par les ONG elles-mêmes, dans un souci de maîtrise du risque. C’est la première fois que les ONG humanitaires internationales se montrent aussi réfractaires au risque.

La troisième crise du système humanitaire international, vers une nouvelle génération d’ONG humanitaires ?

Comment ne pas s’indigner devant ces 7,6 millions de déplacés internes abandonnés à un sort incertain et inhumain, au XXIe siècle, en toute violation de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle étape dans l’évolution du système humanitaire international ? La réponse humanitaire à la crise syrienne est défaillante et un sursaut évolutif du système humanitaire international, tel que celui initié par les French Doctors pendant la guerre du Biafra, est nécessaire et urgent. La crise du système humanitaire international que le conflit syrien met en évidence présente, en effet, de nombreux points communs avec celle de la guerre civile Nigeria-Biafra : une ONU impuissante, un Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge limité et silencieux, des ONG humanitaires internationales présentes dans les pays voisins ou à Damas et menant des opérations à distance limitées à l’intérieur du territoire syrien. Le processus normatif, la bureaucratisation des ONG humanitaires ainsi que leur modèle économique néolibéral constituent certainement un terrain de réflexion pour analyser les raisons de cette impuissance d’action.

Les évolutions du système humanitaire international au regard de l’Histoire nous ont appris que face à l’impasse émerge le génie de l’innovation ou de nouveaux acteurs innovants. Et même si les États ont été et sont parfois toujours aux abonnés absents face à ces défis spécifiques, les ONG ont déjà prouvé qu’elles étaient capables de s’adapter et de faire face aux défis humanitaires. Le renouveau pourrait venir des ONG humanitaires issues de la société civile des pays en voie de développement et de leur propension à innover. Mais les ONG humanitaires des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont le devoir moral de se remettre en question, de rompre avec l’institutionnalisation et de retrouver la flexibilité organisationnelle qui fit d’elles l’un des plus beaux fleurons de l’aventure humanitaire du XXe siècle.

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